Découverte d’un canyon atypique dans le Haut-Aragon, une région pourtant explorée de longue date. La descente du Barranco del Omprio offre un dénivelé hors-norme de 1160 mètres avec un passage unique en traversée verticale dans une cascade-cheminée. Récit d’une première descente.
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Automne 2008. C’est en quittant la Sierra de Guara dans les Pyrénées espagnoles, à la Toussaint 2008, chassé par plusieurs jours de pluies incessantes, que je remontais la vallée du Cinca en direction du tunnel frontalier de Bielsa, voie de transit naturelle empruntée par un grand nombre de canyonistes français. Je m’extasiais en croisant tous les canyons classiques et autres « barrancos », comme on les dénomme ici, qui cascadaient sur les versants de la vallée et se drapaient ce jour-là d’un « gros débit », tandis que le collecteur Cinca grondait une franche crue. C’est en dépassant Lafortunada et, juste avant de traverser le défilé de Las Devotas, que je remarquais la mise en charge inattendue d’un « barranco » inconnu descendant les escarpements de la Punta Llerga, cette montagne calcaire coincée entre le Rio Cinqueta et le Rio Iruès, deux rivières affluentes de la rive gauche du Cinca. D’évidentes cascades se dessinaient mais je ne pouvais distinguer l’intégralité de la ligne d’eau, cachée dans les escarpements du versant et dont le sommet se perdait très haut dans le plafond nuageux. Je restais épaté par l’ampleur du canyon, par son dénivelé, et dont j’entrevoyais à distance une haute cascade qui me semblait bien dépasser la centaine de mètres. Je reprenais le chemin du retour en me promettant de revenir. De retour à la maison, l’étude des vues aériennes de Google-Earth et du « Visor Sigpac » espagnol suffirent pour me convaincre : il y avait bien là une descente qui semblait avoir échappé à la curiosité des ouvreurs. Je n’en trouvais aucune mention dans la littérature mais, après quelques recoupements sur le « net », je découvrais que la ligne d’eau que j’avais entrevue rejoignait une partie inférieure certes peu connue mais qui avait déjà été visitée. Cette partie basse avait été partiellement explorée par C. Bona en 1994 puis intégralement par C. Laurent, B. & P. Gimat en 1998. Ces ouvreurs l’avaient respectivement décrite sous le nom de « Barranco Matairé » (appellation erronée) puis « Barranco Sante« , du nom de la résurgence qui l’alimente en permanence à son départ. Quant à la partie « supérieure », celle que je convoitais au-dessus de cette résurgence : personne n’en parlait!
Hiver 2011-2012. Un petit groupe de travail se constitue autour du projet que nous baptisons « El Omprio », du nom du ruisseau tel qu’il apparait sur la carte IGN espagnole. Il ne faut pas chercher plus loin ! Pierre-Marie Orblin (PMO), Pascal Saint-Etienne et Karim Hérida me rejoignent, puis c’est bientôt Didier Kalama, spéléo et vidéaste professionnel, que je contacte en lui proposant de réaliser un film de l’aventure. Au fur et à mesure des discussions, il nous apparaît pertinent de renforcer l’équipe d’un sixième homme, un ange-gardien, pour assurer une liaison radio et nous soulager de diverses tâches comme les navettes de véhicules, les courses au « supermercado », etc. Sans hésiter, j’en parle à mon ami Jacques Diazzi, jeune retraité, qui me répond par un « pour moi, ce ne sera que du bonheur ! », balayant d’un revers de la main toute l’ingratitude de sa mission. L’équipe est bouclée. Il reste encore à régler bien des aspects matériels. Après quelques coups de téléphone, j’obtiens la promesse d’une bobine de corde 8,5mm unicore offerte par la société Béal, d’un sac Résurgence offert par Edith et Bernard Trouvé et du financement des amarrages par le Spéléo-Club de Chilly-Mazarin. Le CDS 91 nous prête l’indispensable perforateur. Pour le reste, nous comptons sur nos fonds propres et notre motivation. La préparation se poursuivit au cours du printemps jusqu’à boucler les derniers préparatifs.
Samedi 26 mai 2012. Nous nous retrouvons à San Cyprian, dans la maison louée près d’Ainsa qui nous sert de camp de base. Le programme est chargé entre l’approvisionnement, la préparation méticuleuse des sacs, un premier repérage visuel au pied du canyon, et un bon briefing car dès le lendemain toute l’équipe et le matériel monte au refuge de Santa Isabel. Pascal et Karim profitent de la fin d’après-midi pour aller repérer et baliser notre itinéraire de sortie, entre la Fuente Sante et Lafortunada. C’est une mesure prudente car nous avons estimé à une quinzaine d’heures le temps nécessaire à l’explo, sans aucune certitude de l’heure à laquelle nous sortirons effectivement du canyon ; j’envisage même l’éventualité d’une issue nocturne, voire d’un bivouac de fortune. Il est donc indispensable de repérer cette échappatoire entre les deux parties du barranco, supérieure et inférieure. C’est là que nous ressortirons lundi soir, si tout se déroule normalement.
Dimanche 27 mai. Nous montons à Santa Isabel, par la route jusqu’à Saravillo puis c’est ensuite six kilomètres de piste caillouteuse qu’il faut emprunter jusqu’au refuge. C’est en fait une solide cabane non gardée située à 1528 m d’altitude sur l’épaule entre la Punta Llerga et le Cotiella. Ce soir nous dormirons sur place. La journée est consacrée à un portage de matériel au col El Bocolon. Ce portage nous permet en outre de repérer l’itinéraire d’approche et surtout de localiser le point d’entrée du canyon, perché sur ce col à 2165 m d’altitude. Sur la carte, je l’avais situé entre le sommet de la Llerga (2267m) et un petit éperon nommé El Bocolon (2183m). Pour y parvenir, l’approche est magnifique. Cette montagne en avant-poste du Cotiella se révèle un magnifique belvédère sur les Pyrénées. La beauté des paysages compense la rudesse de l’ascension qui nous impose de remonter un sévère pierrier puis de suivre une crête rocailleuse jusqu’à la Basa Llerga, une doline caractéristique. Nous attrapons vite chaud, d’autant que nos sacs sont bien « blindés » : deux cordes de 100 m et deux de 60 m, un rataillon de 40 m pour l’équipement, 50 plaquettes et autant de goujons, 3 litres d’eau par personne, un peu de subsistance… chacun portant en plus une partie de son équipement personnel. Demain, nous monterons « léger » avec le reste sans oublier le perforateur, 4 accus, le matériel vidéo, etc.. Nous atteignons la Basa Llerga et continuons en direction du sommet. L’itinéraire devient facile. Il ne reste plus qu’à traverser une espèce de plateau mamelonné, la Corona Llerga, vers l’ouest, contourner la Punta Llerga en passant 40m sous son sommet, et rejoindre le rebord du précipice, 1475m au-dessus du Cinca. Les 700 mètres de dénivelé nous ont demandé deux bonnes heures. Arrivés près de notre objectif, l’orage tonne à l’ouest sur le Castillo Major et les Sestrales. En moins d’un quart d’heure, de gros nuages recouvrent la montagne et nous enveloppent subitement d’un brouillard froid. Nous naviguons au GPS et finissons quand même par entrevoir l’entrée supposée du canyon, dans une trouée brumeuse, avant de redescendre sous la pluie, tirant au plus court dans les pentes, zigzaguant entre les buis. Arrivés à Santa Isabel, le beau temps fait son retour. Ouf !
Lundi 28 mai. Toc, toc. J’ouvre un œil. C’est Pascal qui frappe à la vitre du 4×4. Il est à peine cinq heures. J’ai préféré dormir à l’arrière du break car la place dans le refuge est exigüe ; et aussi, je l’avoue, pour épargner mon sommeil léger des effusions sonores de quelques camarades dont les prouesses de ronfleurs sont avérées! Je traverse la nuit fraîche et étoilée. Dans la cabane, une activité fournie mais silencieuse s’opère ; chacun range son couchage et se prépare. Nous nous retrouvons autour du petit-déjeuner « double-ration ». On fait le plein! 5H45, à la lueur des frontales nous emboitons le pas sans hésitation sur nos traces d’hier. Il fait encore nuit lorsque nous gravissons le pierrier qui s’avère moins coriace que la veille. La montée « à la fraîche » n’y est pas pour rien et, surtout, nous sommes moins chargés. A Basa Llerga, il fait petit jour et le ciel légèrement voilé inonde d’une lueur rose la Sierra Peguera au nord et la pyramide décharnée du Cotiella à l’est. Didier, dont l’expérience de parapentiste fait de lui le « Monsieur météo » de l’équipe, me rassure sur ce voile qu’il interprète positivement comme un signe de temps stable. En moins de deux heures, nous retrouvons notre dépôt de matériel qui a survécu à l’orage, bien à l’abri dans des sacs poubelles. Nous nous équipons rapidement pour lutter contre la fraîcheur cinglante attisée par une bonne brise. À 7h30, nous basculons sur le versant nord du col El Bocolon pour attaquer une descente de 1100 m jusqu’à la Fuente Sante !
Le ravin-pierrier (2165 m – 1900 m). La pente est immédiatement raide et couverte d’éboulis. Nous descendons prudemment l’impluvium supérieur, mosaïque de rocaille et de végétation alpine, jusqu’à rejoindre le ravin principal. Il nous faut encore contourner un névé, résidu tardif de l’hiver, et nous rejoignons le ravin collecteur vers 2000 m d’altitude. On zigzague dans la caillasse pour trouver la meilleure trajectoire. Ce n’est que pierraille instable, continuant son inexorable progression vers le fond, glissant sur une pente à 45°, quand ce n’est pas à 60° dans les pires passages. Quelques gros pins à crochets, clairsemés, pourraient bien servir d’amarrages naturels pour installer des rappels mais on écarte cette option qui nous retarderait et, surtout, exposerait nos cordes à de sévères frottements, avec le risque de les toncher dans cette pierraille coupante. A l’évidence, ce n’est que l’antichambre du canyon et il faudra considérer ce décrapahutage fastidieux comme une partie de l’approche, soit 700 m positif suivi de 300 m négatif dans ce ravin. Il nous faut un peu plus d’une heure pour arriver au fond du pierrier et prendre contact avec le substrat calcaire. C’est sans doute le prix à payer pour une suite que nous espérons plus exaltante.
Les grands remparts (1900-1700m). Le pierrier prend fin tandis qu’autour de nous les parois se redressent. Le ravin jusqu’à présent en V a fait progressivement place à une gorge plus encaissée, taillée dans le massif et dominée par des murailles de plus de cent mètres. Nous entrons enfin dans un vrai « canyon ». Il n’y manque que l’eau. C’est sec! Ce n’est pas une surprise ; le régime montagnard de ce barranco est sporadique, nous nous en doutions. Il n’est alimenté qu’à la fonte des neiges ou après de gros épisodes pluvieux. Pour une première descente, ce n’est d’ailleurs pas plus mal. L’eau aurait donné un sérieux degré de plus aux difficultés. 8H45, il est temps de contacter Jacques par la VHF. Notre « ange-gardien » s’est posté en face de nous, sur le versant opposé de la vallée du Cinca. De son « nid d’aigle », qu’il a rejoint en 4×4 depuis le hameau de Tella, il jouit d’une vue panoramique sur toute la face ouest de la Punta Llerga et peut observer frontalement presque toute la ligne du barranco del Omprio avec sa longue-vue. « Jacques pour équipe Omprio… krzz… – Ici Jacques, je vous reçois fort et clair krzz… – On est dans les grands remparts, RAS… krzz… » . Les vacations radio se répéteront toutes les trente minutes. Ainsi, nous restons en contact pour l’informer régulièrement de notre progression qu’il note sur un « tableau de bord ». Je sais qu’en cas de « pépin », je peux compter sur lui. Quelques gradins à désescalader et, enfin, un premier obstacle vertical nous immobilise. Le télémètre quitte son étui. Résultat : hauteur 18 m. Je sors aussitôt le carnet topo et y inscrit « Barranco del Omprio, 28/05/2012… 1ère descente ». J’ai douté de la virginité de notre canyon jusqu’à ce moment précis mais là, ce qui est devant nous est assurément inédit. Aucun vieux piton, pas le moindre spit ne nous nargue en témoignant du passage de prédécesseurs. C’est parti pour l’inconnu! Le perfo grignote la roche. Suspense… Le foret à béton s’enfonce régulièrement. Le terrain encaissant est manifestement sain, ni trop rude pour fatiguer nos accus, ni trop friable pour nous faire douter de la fiabilité des amarrages. C’est un solide calcaire, « bon pour le service », qui se prêtera sans hésitation à la pose de nos goujons. Après cette première C18, des gradins nous conduisent à deux autres rappels. Nous sortons des Grands-Remparts à 10h00, le paysage s’élargit de nouveau.
Le ravin intermédiaire (1700-1580m)
Ma première impression est « mi-figue, mi-raisin » car j’espérais aborder les premières difficultés plus haut, vers 1900 m, dès l’entrée de l’encaissement que j’avais spéculé propice à un bel enchaînement. C’est raté ! En fait, les premiers rappels s’ébauchent vers la fin des Grands-Remparts. Mais la bonne surprise, c’est qu’une fois franchi cet encaissement, alors que le ravin redevient plus ouvert, les descentes sur corde se poursuivent néanmoins et s’enchaînent même sans trop de temps mort, alternant avec des escaliers de ressauts en rien fastidieux. Selon mes prévisions, je m’attendais à bien pire : une zone intermédiaire sans rappels avant de rejoindre la partie centrale, là où j’avais vu en 2008 cette fameuse cascade de plus de 100m. En fait, c’est plus vertical que je ne l’imaginais. Nous équipons cinq autres rappels de 10 à 22 mètres de hauteur et perdons du coup 120 m d’altitude.
Cassé de la cascade-cheminée (1580-1450m)
Il est 11h30 lorsque nous arrivons sur une large terrasse. Devant nous, la pente s’accentue brutalement. Nous voyons le Cinca couler 900 m plus bas au fond de la vallée. Pascal pose deux points pour équiper une belle C36 qui s’encaisse entre les parois. Je relève la topographie tandis qu’en arrière Pierre-Marie et Karim sont occupés à réenkiter les cordes du rappel précédent. Didier, caméra au poing, tourne quelques plans vidéo. En éclaireur, j’observe le fond, une quarantaine de mètres plus bas. Je vois bien l’échancrure par où l’eau devrait logiquement se déverser pour former la cascade suivante mais il y a, juste avant ce déversoir, quelque chose… Une zone obscure, inhabituelle, qui contraste avec le rocher inondé de lumière de la mi-journée. Je mets un temps à comprendre, à interpréter cette « anomalie ». Une anfractuosité béante nous ferme le passage sur toute la largeur de la gorge. Non pas ce genre de marmite-piège qu’on rencontre parfois, mais un véritable gouffre plongeant dans l’obscurité. J’avise mes collègues par « Eh, les gars, je crois qu’on a un problème devant… y’a un trou! ». La brèche, sorte de grande faille béante, fait sept ou huit mètres d’un bord à l’autre, et s’étend sur plus de vingt de mètres de largeur. Chacune de ses extrémités s’appuie sur les parois latérales de l’encaissement. Nous descendons les 36 m de rappel jusqu’à la terrasse inférieure. J’enchaine encore un ressaut de 7 m pour atteindre le rebord du « trou ». Lorsque le canyon est actif, deux ravins précipitent leurs eaux ici : celui par lequel nous arrivons est rejoint par un affluent sur la rive gauche. J’imagine que toutes les eaux s’engouffrent dans ce puits et, logiquement, doivent ressortir ailleurs et plus bas. Une pierre est lancée dans le gouffre. On compte… un premier ‘tchonk’ bruyant au bout de 4 secondes… suivi encore de deux impacts qui résonnent dans la cavité. La profondeur à 100 mètres est estimée. C’est certes empirique mais il serait très imprudent de se pencher dans le vide pour le vérifier. Pour y parvenir, j’entame une progression encordé. Pierre-Marie, resté au relais supérieur, me mouline vers le rebord. En appui sur la lèvre du puits, je découvre que notre « trou » perce la montagne et ressort en pleine lumière, une cinquantaine de mètres plus bas. Sorte de cheminée colossale. Les strates de roches ont ici été plissées jusqu’à la verticale par les forces tectoniques. L’eau a trouvé un passage insolite entre deux strates et plus exactement dans le joint d’une faille dont on peut reconnaître le miroir lisse et strié par le glissement titanesque des couches de roches. L’érosion a fait le reste. Combien de millions d’années a-t‘il fallut pour édifier ce monument de la nature ? Je crie « Ouahh … bingo !! » Le bonheur de découvrir un passage vertical « en traversée », unique dans la région et d’une telle dimension m’exalte. On décide d’installer un relais sur la vire en tête du puits. PMO rapplique et s’y installe avec un talkie. J’entame la descente vers l’ombre. Je savoure ma solitude dans cet instant unique. Quarante mètres plus bas, je prends pied, pile dans l’axe d’une petite niche, le seul replat à l’intérieur de la cheminée ! Partout autour de moi, ce ne sont que parois lisses et sombres. Ça tient franchement du miracle d’atterrir comme ça, pile-poil, à l’emplacement du relais idéal. On peut même y tenir confortablement à deux. J’essaye de garder la tête froide face au pouvoir d’envoûtement de ce lieu hors du temps. Je me contrains à rester concentré sur les opérations et pose sans attendre une plaquette. Le bruit du perforateur résonne avec insolence dans ce lieu jusqu’à présent vierge de toute humanité. L’amarrage posé, l’extrémité de la corde de descente y est aussitôt nouée. Je me longe et appelle PMO au talkie. Il me répond que Pascal me rejoint avec les deux cordes de 100 m. Quelques pierres sifflent ; ça parpine lorsque mon pote me rejoint tout excité en clamant « Non de d’là, c’est bon…». On s’abrite au fond de la niche protectrice. Une deuxième plaquette est posée. Nous pouvons équiper le reste de la descente qui, sous le relais, se poursuit encore quelques mètres dans la pénombre puis ressort en pleine lumière pour encore 50m de verticale sous la voûte d’un immense porche. Fractionnée en deux longueurs, la cascade-cheminée frôle les 100 m de hauteur. Grandiose ! Il est 14h45 lorsque toute l’équipe se retrouve en bas. Nous n’avons pas pris le temps de casse-croûter ensemble. Chacun a grignoté dans son coin, lorsqu’il le pouvait. La convivialité ce sera pour ce soir ! Il y a encore du boulot pour sortir avant la nuit. Nous avons dénivelé 715 m en 7h15 et il nous reste encore 385 m avant de trouver l’échappatoire de la résurgence.
Le deuxième grand-cassé (1450-1300m)
La radio bippe, c’est Jacques qui nous contacte par radio pour nous dire qu’il nous a en visuel. Il nous observe à la longue vue : nous apparaissons comme de ridicules fourmis accrochées à la montagne. Pas de répit ; il est plus de 15h00. Il faut avancer. Le soleil s’est rabattu vers l’ouest et nous frappe de front. Ça chauffe ! On est au cœur du passage clé du canyon. Ça plonge sans sursis : une C20 donne accès à un balcon aérien. Nous sommes dans la fraction supérieure de la cascade qui avait été repérée depuis la route. D’instinct, vu le « gaz » qui est sous nos pieds, cela dépasse assurément les 100 m de rappel. Comme nous disposons de deux cordes de 100 m en 8,5 mm, il faudra obligatoirement fractionner. Cet obstacle nous avait causé les plus grandes appréhensions car, vu de loin lors des repérages, il nous semblait surplombant ; ce qui supposait des difficultés pour installer un relais intermédiaire, nécessairement pendulaire. Je pars avec cette idée en tête et décide de descendre au plus bas avant le surplomb et d’installer un relais en paroi, coûte que coûte. Focalisé par cet objectif, je descends de quinze mètres jusqu’à une minuscule vire et y fait illico ronronner le perfo. Je place un goujon, une plaquette, et me longe. En m’écartant du rocher, en bout de longe, je regarde vers le bas et m’aperçois que finalement j’aurai pu descendre encore de 25 m jusqu’à une sorte de replat où vivotent quelques buis. J’abandonne mon relais devenu inutile et glisse le long de la corde ; un léger pendule de 5-6 m sur la gauche et c’est gagné. Quel idiot ! Je rejoins sans fanfaronner la touffe de buis accroché à la paroi. Ce n’est pas franchement une vire mais on peut s’accrocher et se tenir suffisamment en appui pour fractionner. J’ai gagné une quarantaine de mètres et, en-dessous, il reste visiblement moins de 100m. C’est jouable. Le relais est équipé lorsque PMO me rejoint. L’endroit est exposé en plein cagnard. J’y prends un «bain de soleil » forcé depuis un bon moment et j’ai hâte de lui céder ma place. Courageux, PMO me remplace et, pendant un bon moment, il fera l’équilibriste sur ce « grille-pain » aérien pour gérer le relais. Sous le fractionnement, le rappel fait finalement 80 m d’une seule longueur. Il est effectivement un peu surplombant, mais pas partout ; en tout cas beaucoup moins qu’il n’y paraissait. Il est 17h00 lorsque nous quittons tous cette partie centrale, éprouvante mais incontestablement la plus palpitante.
L’encaissement final (1300-1065m)
Au pied des grands cassés, le canyon se métamorphose en un banal ravin de montagne, profilé en V, où les débâcles printanières s’insinuent entre des talus d’éboulis. Charriés par les eaux, des troncs de pins ont fait le grand plongeon, éclatés en « allumettes » géantes au pied de la C120. Dix petites minutes de progression sans intérêt sportif nous conduisent au final. Comme toujours, on se dit qu’on n’a jamais été aussi proche de la sortie! Un peu plus bas, un bel encaissement se présente, relativement étroit en son fond et encombré de gros rochers polis. Nous désescaladons de blocs en blocs entre des parois verticales qui se font de plus en plus hautes. Ce coup de sabre ne fait guère plus d’un mètre de large en son fond. Le paysage rappelle un instant certains canyons de la Sierra. L’eau fait enfin une apparition grâce à une petite résurgence qui alimente quelques cascatelles et petits bassins. Un bon bain de pied dans l’eau fraîche me soulage des échauffements que j’endure depuis quelques heures. Pascal et moi jouons du perfo pour équiper l’enchaînement de trois petits rappels arrosés. L’eau ne fait qu’une courte apparition car, plus bas, elle s’esquive entre les blocs. Le canyon redevenu aride marque deux virages et nous débouchons en pleine falaise, sur un balcon en tête d’une verticale d’une cinquantaine mètres. C’est le dernier grand rappel qui sonne l’heure d’une issue imminente. Nous équipons et descendons ce dernier obstacle, savourant l’instant, et prenant conscience que c’est fini. J’entends le bruit d’une cascade. Cinq minutes de progression en ravin nous séparent de la résurgence Fuente Sante. Il est 19h00. On informe Jacques de notre arrivée au terminus. Il quitte son observatoire pour nous rejoindre à Badain. 20h00, nous rentrons ensemble à San Cyprian.
La partie inférieure (1065-690 m)
Après une voluptueuse journée de repos à San Cyprian, nous retournons le mercredi à la résurgence pour visiter l’Omprio inférieur. Son intérêt technique et esthétique est certes limité mais la découverte d’Omprio supérieur en amont change complétement la donne. Nous décidons donc d’y mettre un coup de jeune pour rendre possible la descente intégrale. La partie inférieure commence immédiatement après le dernier rappel de la partie supérieure. Ainsi, l’enchaînement des deux, formant une descente continue, offrira un dénivelé de 1475m dont 1160m en « canyon » depuis le premier rappel. C’est surement le parcours offrant le plus gros dénivelé d’Espagne. L’atmosphère y est à l’opposé à la section amont en raison d’une nature géologique radicalement différente. De plus, le canyon est alimenté en permanence par la résurgence. En coulant sur des calcaires feuilletés, le ruisseau peine à s’encaisser. Son lit est bien taillé mais le terrain délité ne dessine qu’un ravin en auge et peu profond. Adieu le cadre montagnard, sa rocaille aride et ses pins à crochets ; désormais l’ombrage d’une forêt méditerranéenne borde les rives d’un ruisseau de versant. A l’opposé de la partie amont, ici des possibilités d’échappatoires doivent exister, encore que cette « bartasse » méditerranéenne parait bien peu pénétrable… A l’évidence, nos prédécesseurs ont dû se satisfaire d’amarrages naturels dont nous ne trouvons d’ailleurs nulle trace pour l’instant. Nous équipons donc six cascades. La plupart ont un seuil plutôt large et un profil en rampe. Des blocs encombrent le lit. Une belle C13 bien arrosée retient tout de même notre attention. A mi-parcours, après un escalier de blocs, nous croisons le gué du GR15 qui relie Lafortunada à Saravillo. L’altimètre indique 920m. La suite nous apparaît plus « propre », avec quelques passages un peu mieux creusés. Un long plan incliné de presque 100 m se présente. Nous préférons sécuriser sa descente même si le peu de verticalité pourrait se prêter à une descente par les rives. Les dalles sont quand même bien glissantes. Nous pensons surtout à ceux qui vont nous imiter et progresserons peut-être avec un plus fort débit. Mieux vaut l’équiper. La rampe conduit à un court encaissement où trois jolies petites cascades s’enchaînent. Nous trouvons enfin les premiers spits, vestiges d’une exploration d’il y a plus de quinze ans. L’équipement en place est ancien. On renforce avec de solides goujons. A l’évidence, ce canyon a été peu répété depuis son ouverture. La suite se poursuit agréablement sans difficulté, jalonnée d’un grand plan incliné, de trois cascades et de nombreux petits toboggans ludiques. Après 4h30 de descente, nous prenons pied sur les gravières du Rio Cinca. Sur la rive opposée : la route… et notre ami Jacques qui fait le reporter en nous mitraillant avec son téléobjectif. Cette fois, c’est bien fini et, comme toujours, je suis à la fois heureux mais aussi frustré que l’aventure s’arrête. J’ai du mal à atterrir ! Les pieds dans l’eau vive du Cinca, je me retourne et vise le sommet de la Punta Llerga. Dire que nous avons entamé notre descente tout là-haut, presque 1500 m au-dessus de nos casques !
Barranco del Omprio supérieur : Première descente le 28 mai 2012 par Philippe Viette, Pierre-Marie Orblin, Karim Hérida, Pascal Saint-Étienne, Jacques Diazzi. Remerciements à Yves Laval, Résurgence, Sté Béal, Jean-Paul Pontroué, Spéléo-Club de Chilly-Mazarin, CDS91.
Avertissement : L’équipement a été installé en condition de première descente. Plusieurs obstacles sont encore sur monopoint (goujons de 10×95 mm) à l’heure de la publication de cet article. Ils devraient être doublés au cours de l’année 2013.
Approche (2h15): Ne pas se fier à l’itinéraire de la Punta Llerga indiqué sur la carte espagnole. De la cabane de Santa-Isabel (alt. 1528m), traverser les prairies, plein ouest vers les pentes de la Punta Llerga. Un sentier évident monte en écharpe en direction du nord vers ses premiers contreforts. Il passe sous des barres calcaires (alt. 1680m) et vire au nord-ouest en remontant sur le flanc d’un ravin par un pierrier (cairns). Au sommet du pierrier, le sentier s’approche du fond du ravin, franchit le lit d’un ruisseau intermittent (1840 m) et passe en rive gauche pour tracer vers le nord en lacets à travers buis puis au pied de prairies d’altitude. Rester sur la trace principale sans chercher à monter, toujours plein nord, jusqu’à rejoindre une crête rocheuse (promontoire et vue sur la vallée de la Cinqueta). L’itinéraire prend désormais une direction ascendante sud-ouest en suivant cette crête (cairns) et conduit jusqu’à un petit plateau percé d’une doline, la Basa Llerga (alt. 2135m). Contourner la doline par la droite et monter nord-ouest par des pentes herbeuses vers le plateau supérieur de la Corona Llerga. Traverser ce vaste plateau mamelonné en direction ouest en gardant sur la droite le sommet de la Punta Llerga qui nous sert désormais de repère. Passer sous le sommet, une quarantaine de mètres d’altitude plus bas (alt. 2226m), le dépasser de 250m pour rejoindre l’extrémité occidentale des prairies, en redescendant légèrement, jusqu’au rebord des escarpements rocheux (coord. N 42° 32’32, E 0° 13’31). De ce point, repérer l’éperon El Bocolon, descendre vers lui jusqu’à un petit col (coord. N 42° 32’31, E 0° 13’28). Ne pas se tromper de ravin : versant sud un ravin descend vers la vallée de l’Iruès ; choisir celui côté nord qui descend vers la vallée du Cinca.
Retour (45 mn) : Fuente Sante (coord. N 42° 32’50 ; E 0°12’40 ; alt. 1165m). Un sentier évident démarre en rive gauche de la résurgence (ouvrage en béton). Ce sentier, se dirige à plat vers le sud. Le suivre une dizaine de minutes et le quitter pour un sentier descendant bien marqué sur la droite qui à travers bois rejoint un bon chemin, le GR 15. A l’intersection avec le GR, le suivre à gauche vers le sud. On passe sous la conduite forcée de l’usine hydroélectrique un peu avant de descendre vers le village de Badain, toujours en suivant l’itinéraire balisé.
Toutes photos : © Philippe Viette, 2012.
« Récit de l’ouverture du Barranco Omprio, une vidéo de Didier Kalama, © Im Aeternam Video, 2012. »
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